Jean-Yves Barreyre est sociologue, directeur du CEDIAS (Centre
d’études, de documentation, d’information et d’action sociales) et
responsable du pôle « Études, Recherches et Observation » de
l’association nationale des centres régionaux d’études et d’animation
sur le handicap et l’insertion. Il est l’auteur de Évaluer les besoins des
personnes en action sociale (avec C. Peintre), 2006, Dunod et de Éloge
de l’insuffisance. Les configurations sociales de vulnérabilité (à paraître).
Qui sont les « incasables » ?
- Ce sont des jeunes qui
mettent en difficulté de façon
récurrente les institutions et les
professionnels censés les prendre
en charge. Au début des années
2000, l’Observatoire national de
l’enfance en danger a lancé un
appel à projet de recherche sur
les jeunes à difficultés multiples
et le CEDIAS a été l’une des trois
équipes retenues.
Quelle est la nature de
l’étude"que vous avez
menée ?
- Le premier objectif était de
réaliser un travail exhaustif auprès
de tous ceux qui interviennent
auprès de l’enfance en danger :
Aide sociale à l’enfance, protection
judiciaire de la jeunesse, professionnel s du secteur
médico-social, enseignants. Il a
fallu avec eux définir de façon
précise le profil de ces jeunes en
situation d’« incasabilité » en
excluant tout ce qui pouvait être
discutable. Nous avons circonscrit
notre champ d’investigation à
deux départements d’une population
pratiquement équivalente
(1 million 300 000 habitants) le
Val de Marne et le Val d’Oise.
Comment expliquer cet
échec ?
- Nous avons travaillé sur l’hypothèse
que les professionnels ne
connaissent pas le parcours des
enfants. Leur formation et leur discipline
leur laissent supposer que
les quelques informations dont ils
disposent suffisent pour donner
du sens à leur action. Nous
sommes allés chercher tous les
éléments du parcours de vie de
chaque enfant en explorant les
données venant des professionnels,
des parents, des jeunes euxmêmes
pour construire une grille
biographique. Le principal enseignement
de ce travail, c’est le
constat que plus de 80% des
enfants ciblés avaient subi un traumatisme
grave (arrachement,
mort, rejet, violences physiques
importantes) et que celui-ci n’était
pas connu des professionnels qui
accueillaient l’enfant au moment
de l’enquête. Leur implication et
leurs compétences ne sont pas en
cause mais la plupart du temps,
par méconnaissance, ils ne s’attaquent
pas aux véritables causes
des difficultés de l’enfant.
Quelle serait la réponse
adaptée ?
- Il faut essayer de comprendre
avec ces enfants ce qui est insupportable,
jamais exprimé et qui les
conduit à ce que j’appelle un processus
d’échappement. Ce n’est
pas leur capacité d’attachement
qui est en cause, mais une image
d’eux-mêmes tellement dégradée
qu’ils sont incapables de rentrer
dans tout projet.
Comment être plus e$cace
dans la prise en charge de
ces enfants ?
- À l’image d’autres domaines
comme le handicap, cette situation
complexe remet en cause l’ensemble
du dispositif. La protection
de l’enfance est complètement
dépassée. Elle est structurée par les
mesures : AEMO, placements... avec
tous les écarts entre la prise de décisions
et leur mise en place. On
retrouve les mêmes problèmes à
l’école qui a le plus grand mal à
gérer les troubles du comportement,
accepte les élèves les plus
dociles quel que soit le problème et
exclut les perturbateurs. Comme la
loi de 2007 [1] réformant
la protection de l’enfance a tenté de le faire, il faut
changer de paradigme. Face à des
enfants particulièrement compétents
pour laminer toutes les structures
d’autorité, il faut faire tomber
les murs entre les institutions.
Chaque professionnel doit réaliser
qu’il est nécessaire et insuffisant.
Cela suppose une évolution
des mentalités
- Oui, cela signifie par exemple
que les éducateurs, les soignants,
les travailleurs sociaux doivent
pouvoir rentrer à l’école pour travailler
avec les enseignants. On
passe d’un système mécanique à
un système organique capable
d’évoluer en fonction des sollicitations.
Ce ne sont plus les personnes
qui doivent s’adapter à des
institutions inamovibles mais l’inverse.
La situation devient première
par rapport aux institutions.
Dire ça fait peur à tout le monde
car nos identités personnelles et
professionnelles sont construites
par rapport à nos appartenances
aux institutions. Il nous faut être
un adulte citoyen responsable qui
a un rôle par rapport à des mineurs
protégés ou à toute personne qui
n’a pas les moyens de s’insérer
dans la société.