Quelle définition donneriez-vous de l’esclavage ?
- L’esclavage c’est le fait d’enlever toute humanité à un être humain qui est chosifié, qui devient un objet, qui est vendu, échangé, examiné...C’est réduire l’humain à l’état d’objet, ou d’animal. La notion d’esclavage existe depuis l’antiquité, avec différents statuts, et a considérablement évolué. L’objet de mes recherches est l’enseignement de l’histoire de l’esclavage et des traites négrières entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique aux XVIIème et XVIIIème siècle.
Vous parlez de stéréotypes, d’analogies... qu’entendez-vous par là ?
- Si l’esclavage a existé de tout temps, au départ l’esclave n’était pas noir. Or, dans l’esprit des élèves noir = esclave ou esclave = noir. C’est automatique. On est toute une équipe a avoir travaillé dans différentes régions. On a observé qu’il s’agissait vraiment d’un stéréotype figé. Et comme souvent les collègues ne sont pas à l’aise avec l’histoire des traites négrières, parce qu’il n’y a pas de formation sur ce sujet, ils vont préférer actualiser le concept en posant la question : « est-ce que l’esclavage existe encore ? ». Beaucoup de collègues insistent sur cette dimension, car il estiment - à juste titre - que les élèves sont beaucoup plus réceptifs et sensibilisés.
Il y a pourtant des formes modernes d’esclavage...
- Je ne sais pas s’il y a une nouvelle forme d’esclavage. La réalité est toujours la même : la réification de l’être humain. Quand vous êtes une petite fille, qu’on vous vend, pour aller travailler dans le meilleur des cas dans une usine, dans la plupart des cas dans une maison close, l’enfant n’est plus considéré comme une personne...
Ces exemples doivent aider à dépasser les stéréotypes ?
- Ce qui est très étonnant c’est que les enfants vont bien voir qu’il s’agit d’asiatiques ou de blancs qui sont réduits à l’esclavage. Mais ils ont énormément de mal à employer le terme « esclave » pour les désigner. Ils n’emploient le terme « esclave » que si la personne est noire. Et ça, jamais je ne l’aurais imaginé... Ce qui est frappant, c’est que les élèves manifestent peu d’empathie lors des séances classiques et on assiste parfois à des réactions étonnantes : « Pourquoi ça serait mal ? S’ils l’achète c’est pour qu’il soit heureux ». En revanche, les projets pluridisciplinaires mêlant des visites et des mises en œuvre dynamiques, le tout dans un ancrage local, ont été largement plébiscités par les élèves.
Comment expliquer ces réactions ?
- C’est toute la difficulté notionnelle : faire de l’histoire c’est contextualiser... Or les élèves ne sont pas spontanément capables de le faire. Leurs représentations ne reposent que sur leur vécu. Par exemple le collier d’esclave : pour eux, l’esclave porte un collier, comme le chien, et l’esclave a un maître, comme le chien... Et ça ne les heurte pas... Cette analogie aide à la compréhension de ce qu’est être esclave mais c’est choquant... Parfois des enfants tombent dans la victimisation en disant « pourquoi on leur a fait ça ? Ils sont comme nous, eux... » L’identification se fait aussi dans les classes à forte composition d’enfants d’origine antillaise ou africaine, où nous avons observé des réactions du type : « Mais pourquoi ils ne se défendaient pas ? Pourquoi ils ne se révoltaient pas ? »
C’est essentiellement un problème de langage...
- Si vous montrez aux enfants des hommes et des femmes africains qui sont en train d’être capturés, et que vous leur demandez « qui sont ces personnes ? », ils tombent dans le stéréotype et répondent spontanément « des esclaves ». Quand Jean II le Bon est capturé lors de la bataille de Poitiers en 1346, puis transféré à Londres avant d’être racheté par une rançon, on le désigne comme un « prisonnier ». C’est pareil pour les personnes capturées sur le sol africain, ce sont d’abord des prisonniers qui vont être déportés en Amérique. C’est pourquoi la notion de « commerce des esclaves » est sujette à caution car elle suppose qu’à partir du moment où ils ont été capturés, ce sont déjà des esclaves. Ce qui dédouane les négriers mais n’est pas vrai. Être esclave c’est être commercialisé pour être employé à une tâche. Tant qu’ils n’ont pas quitté le sol de l’Afrique, on préfère employer le terme de « captif » ou « déporté ».
Comment enseigner l’histoire de l’esclavage ?
- Il faut déjà avoir une rigueur langagière. L’entrée par la littérature de jeunesse est efficace. L’histoire véridique d’Olaudah Equiano, qui est le seul témoignage d’un esclave qui a vécu cette réalité au 18ème siècle, ou Deux graines de Cacao qui suit les aventures d’un jeune enfant. En s’appuyant sur la pluridisciplinarité, avec l’étude d’un ouvrage, on peut aborder ce thème tout en permettant aux élèves d’incarner ces faits passés et d’avoir de l’empathie. Sur des notions comme la torture par exemple, ils sont trop jeunes.