Bernard Lahire est né à Lyon en 1963. Actuellement professeur de
sociologie à l’École normale supérieure de Lyon (depuis 2000),
responsable de l’équipe « !Dispositions, pouvoirs, cultures,
socialisations ! » et directeur-adjoint du Centre Max Weber (UMR 5283
CNRS), il dirige la collection « Laboratoire des sciences sociales » aux
Éditions La Découverte depuis 2002. Il a été lauréat de la médaille
d’argent du CNRS en 2012.
Bernard Lahire a publié à ce jour dix-huit ouvrages, parmi lesquels
certains traitent de la question scolaire notamment Culture écrite et
inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école primaire
(PUL, 1993, réédité en 2000 et 2007), Tableaux de familles. Heurs et
malheurs scolaires en milieux populaires (Gallimard/Seuil, 1995, Points
Seuil « Essais », en 2012) et La Raison scolaire. École et pratiques
d’écriture, entre savoir et pouvoir (PUR, 2008).
L’école est depuis la
rentrée au coeur du
discours politique.
Partagez-vous l’idée que
l’école doit être
« refondée » ?
- Je me méfie des discours de
« refondation », d’où qu’ils
viennent. Tout le monde veut
marquer son temps en étant le
fondateur ou le refondateur des
institutions. Mais après les discours
d’intention ou énonçant
des principes généraux et les
rencontres diverses et variées,
on jugera surtout aux faits et aux
actes. Si l’on se contente, par
manque de moyens, de changer
les rythmes scolaires et de faire
de la morale laïque, on risque
bien de vite déchanter. Je ne suis
pas persuadé que l’École ait
besoin d’être refondée. Elle a
besoin d’être soutenue du point
de vue du traitement de ses personnels,
renforcée en effectifs
dès l’école maternelle, pluralisée
dans les formes d’excellence
qu’elle promeut (plutôt que de
faire stupidement le tri par les
seules mathématiques) et
débarrassée des formes les plus
malsaines de management et de
concurrence entre élèves, filières,
établissements, etc. Si tout cela
était mené de front, peut-être
que cela conduirait à une espèce
de refondation, mais on est loin
du compte pour l’instant.
Vous aves mis en évidence, dans les années
90, par le prisme de l’écrit
et des formes sociales qui
l’accompagnent, la
manière dont les inégalités
scolaires se construisent à
l’école. Faites-vous le
même constat
aujourd’hui ?
- Ce que j’ai étudié dans les
années 1990 n’était pas le produit
d’un air du temps pédagogique
ou d’une conjoncture
scolaire : mon travail s’appuyait
sur l’histoire pluri-séculaire de la
forme scolaire et de l’alphabétisation
en France, depuis les collèges
d’Ancien Régime réservés
à l’élite jusqu’à l’école primaire
publique de la fin du XXe siècle.
La description et l’analyse des
rapports socialement différenciés
à la culture écrite scolaire et
des difficultés éprouvées par les
élèves les plus éloignés des
logiques scolaires ont donc une
portée de très longue durée et
continuent à être pertinentes.
Tant qu’il y a aura des formes
scolaires d’apprentissage, des
formes scolaires de culture écrite
et d’enseignement de la langue
écrite et des inégalités sociales
et culturelles de départ (qui
contribuent à se reproduire au
sein des familles, puis à l’école),
on observera les mêmes phénomènes
de réussite scolaire socialement
différenciée.
La question des devoirs à
la maison mise en avant
par le gouvernement ne
relève-t-elle pas de la
même logique ?
- Il est certain que les devoirs à la
maison participent du renforcement
des inégalités : il y a ceux,
dans les classes moyennes et
surtout supérieures, dont les
parents (aidés souvent par des
amis, des collègues, des
ouvrages, des habitudes d’accès
à des sites pédagogiques sur
Internet, etc.) constituent des
ressources explicatives et correctrices
très utiles et ceux, dans les
classes populaires, dont les
parents ne disposent pas des
ressources, des habitudes culturelles,
des compétences et d’un
réseau de sociabilité scolairement
mobilisables. Pour rendre
la situation moins inégale, il faudrait
au moins qu’un soutien au
devoir soit organisé pour les
enfants que les parents ne
peuvent pas aider.
Comment expliquer que
les enfants d’enseignants
ont plus que tout autres
des chances de réussite à
l’école ?
- C’est assez simple à comprendre
en définitive. Si les enfants d’enseignants
sont ceux qui sont les
plus adaptés à l’école, c’est parce
que l’école est pour eux comme
une seconde famille. Ils ont été
préparés depuis leur plus tendre
enfance à des habitudes scolairement
compatibles" : ils ont
entendu des manières de parler
scolairement rentables (un français
standard, bien prononcé,
grammaticalement correct et
lexicalement précis) ! ; ils ont
entendu des conversations sur
des sujets scolairement rentables
; ils ont souvent eu droit à
des lectures d’histoires chaque
soir (par lesquelles ils ont intériorisé
des formes d’expressions,
l’usage des temps du récit, des
cadres narratifs, des éléments de
vocabulaire, etc.) ; ils ont appris
à entrer dans des rapports pédagogiques
d’apprentissage et à
développer des formes d’autocontrôle
; ils ont souvent appris
à lire, écrire et compter avant
même que de le faire à l’école ;
ils ont reçu en cadeaux des livres,
des abonnements à des magazines
et des jouets pédagogiques
(des jeux qui permettent
d’apprendre à reconnaître des
figures géométriques aux imagiers
qui apportent un vocabulaire
très important) ; ils ont
fréquenté des bibliothèques, des
musées, des théâtres, des salles
de concert, etc. La liste des compétences
et des dispositions qui
préparent une scolarité harmonieuse
est loin d’être exhaustive.
Quand les enfants d’enseignants
arrivent à l’école, celle-ci ne fait
que prolonger leur expérience
familiale. Tandis que, dans le
même temps, d’autres enfants
découvrent la culture et les
manières de faire scolaires au
moment où ils entrent à l’école.
L’écart est déjà creusé entre les
enfants avant même leur entrée
à l’école.
La massification et
l’augmentation du nombre
de bacheliers n’empêche
pas une forme de
déclassement social. Marie
Duru-Bellat parle
d’inflation scolaire. Est-elle
inévitable ?
- D’une certaine façon, on pourrait
dire qu’elle est parfaitement inévitable,
puisqu’elle est le simple
e$et d’une augmentation de la
durée de scolarisation et de la
multiplication de propriétaires de
titres qui étaient longtemps restés
très rares, et donc très distinctifs.
Je pense néanmoins qu’il
faut se méfier des raisonnements
par trop économistes. Ceux-ci
mêlent la valeur relative des
diplômes sur un marché de l’emploi,
qui effectivement a logiquement
tendance à diminuer au fur
et à mesure que le nombre de
diplômes augmente (le baccalauréat
valait très « cher » sur le
marché des opportunités professionnelles
à l’époque où il y avait
100 000 bacheliers) ; et la valeur
formative de l’école qui, elle, n’a
pas la même relativité. Aller
jusqu’au baccalauréat et même
accéder à l’enseignement supérieur,
c’est avoir la possibilité
d’accéder et de comprendre des
textes littéraires, scientifiques ou
philosophiques, des oeuvres
d’art, des discours politiques, des
raisonnements, des argumentations,
des rhétoriques, etc., et de
se défendre face à toutes les tentatives
de manipulation symbolique.
Cette valeur formative de
l’expérience scolaire ne se dévalue
pas, elle est au final la promesse
d’un gain de démocratie,
d’émancipation, de liberté politique,
de possibilité de réflexion
et de mise en question.
L’école peut apparaître
comme un lieu de
cristallisation des
inégalités sociales et
pourtant c’est aussi un lieu
de socialisation. Celle-ci
n’est-elle pas l’enjeu
principal ?
- C’est exactement cela. À force
d’articuler les formations scolaires
aux réalités économiques,
et notamment au marché de
l’emploi, on a commencé à parler
de la prétendue inutilité de certaines
formations (en lettres,
sciences humaines et sociales)
en soulignant le fait qu’elles ne
débouchaient pas sur des
emplois précis. Ainsi, Nicolas
Sarkozy avait annoncé lors de sa
première campagne électorale
que l’État n’avait pas pour mission
de financer des études économiquement
non rentables (il
citait alors l’étude des langues
anciennes). Et lorsque les sociologues
soulignent les effets pervers
de l’inflation des diplômes,
ils participent, sans toujours en
être conscients, à cette interprétation
de l’école à partir des rendements
professionnels et
économiques des diplômes. Mais
l’école n’est pas qu’une machine
qui distribue des titres (à la
manière d’une banque symbolique)
: elle transmet des savoirs
ou accompagne la construction
d’une culture, elle donne des
moyens de déchiffrer le monde
et de s’émanciper. Elle donne
accès au passé (à travers l’étude
des langues anciennes notamment,
l’histoire, la littérature,
etc.), à la diversité des cultures
(par l’anthropologie, la géographie
,la sociologie, etc.) et à la
compréhension des grands
enjeux des temps présents
(grâce aux sciences humaines et
sociales comme aux sciences de
la vie et de la nature).
La sociologie a permis de
mettre en avant les
mécanismes en jeu dans le
système scolaire, peut-elle
aider les enseignants à les
dépasser ?
- Une partie du problème de l’inégalité
scolaire échappe totalement
(et échappera toujours)
aux agents de l’institution scolaire.
L’état économique, culturel
et moral des familles dépend de
la qualité et de la stabilité de la
situation professionnelle des
parents, de l’histoire de la scolarisation
des membres de la
famille, de l’état du moral des
membres de la famille en fonction
des difficultés d’existence
plus ou moins durables qu’ils ont
traversées, etc. L’école ne peut
rien au fait que les héritages
culturels familiaux avantagent
les uns et désavantagent les
autres. Cela relève des politiques
sociale, économique et culturelle
; et tout ce que l’histoire a
fait (mettre en place des écoles
dans toutes les communes) ou
défait (dans le passé récent,
diminuer le nombre d’enseignants
et d’aides-scolaires recrutés,
négliger l’école maternelle
ou la formation des enseignants)
pèse sur la situation présente.
Toutefois, une partie non négligeable
des solutions aux difficultés
scolaires se trouve tout de
même sur le terrain pédagogique
: plus on avance dans la
connaissance des modalités de
l’échec scolaire, plus on se rend
compte que les enseignants
gagneraient, avec les élèves issus
des milieux populaires, à davantage
expliciter les exigences scolaires,
à transmettre des
techniques ou des recettes pour
apprendre des leçons ou écrire
un texte, à encadrer les élèves, à
les entraîner culturellement
comme on entraîne sportivement,
à les gratifier pour soutenir
leur effort plutôt qu’à les mettre
immédiatement en concurrence
et en situation d’échec, etc.
Autant de choses qui supposent
de plus faibles effectifs que ceux
que l’on connaît aujourd’hui, n’en
déplaise à ceux qui ne cessent de
rabâcher – à droite comme à
gauche– que ce n’est pas une
question de moyens, et qu’à
moyens constants on peut obtenir
de meilleurs résultats.
Sciences de l’éducation,
psychologie du
développement,
didactiques des
disciplines... les entrées
pour étudier l’école sont
multiples mais ne
manque-t-il pas des relais
pour rendre opérationnels
les résultats de la
recherche ?
- De manière générale, nous
aurions besoin de passeurs entre
les productions les plus savantes
et les réalités de la pratique
pédagogique. Ce sont les formateurs
d’enseignants qui seraient
les mieux placés pour faire le lien
entre ces deux mondes. Ils pourraient
tirer nombre de travaux
savants des conséquences tout
à fait concrètes pour la pratique
de classe. La question n’est pas,
à mon sens, d’atteindre un
« consensus » mais de s’appuyer
sur des travaux suffisamment
étayés empiriquement et rigoureux
argumentativement pour
qu’ils puissent aider à penser les
pratiques d’enseignement, les
rapports que les élèves entretiennent
à l’égard des savoirs et
des situations didactiques, et
ainsi de suite. Il y a tellement
d’angles d’attaque possibles de
la réalité scolaire que l’on ne peut
pas rêver à un savoir total qui
intègrerait tous les acquis des
di$érentes sciences travaillant
sur les faits scolaires et éducatifs.
Mais si ces travaux permettaient
au bout du compte aux enseignants
d’être plus réalistes, plus
efficaces, moins contre-productifs,
les élèves les plus en difficultés
en retireraient sans doute
quelques profits non négligeables.