Roger Lecuyer est professeur émérite de psychologie du
développement à l’Université Paris-Descartes. Ses travaux mettent en
évidence les connaissances élaborées par les bébés qui, dès trois mois,
comprennent un certain nombre de « lois » simples régissant le
fonctionnement de leur environnement physique et social. Son ouvrage
intitulé « Le développement du nourrisson » (Dunod, Paris, 2004),
synthétise l’ensemble des connaissances actuelles sur le développement
du nourrisson.
Vous dites que les
nourrissons élaborent très
tôt des connaissances…
- Il faut distinguer deux types
de connaissances. Il y a les
connaissances factuelles comme
reconnaître la voix de la mère dès
la naissance et les connaissances
des règles simples du fonctionnement
de l’environnement (la
permanence de l’objet par
exemple). Les connaissances factuelles
s’acquièrent dès la vie
foetale (goûts, sons…). Si la
maman mange des aliments au
goût d’anis par exemple, le bébé
aura un rapport positif aux aliments
anisé. Concernant les
règles de la physique élémentaire,
3 théories s’opposent. La
plus classique, celle de Piaget,
selon laquelle tout s’acquiert par
le biais de l’activité sensorimotrice.
La théorie nativiste
estime qu’un noyau de connaissances
existe dès la naissance. Le
3e point de vue estime que ces
connaissances sont acquises très
vite – avant les trois premiers
mois – de manière perceptive, en
repérant par exemple que si leur
mère est à moitié cachée par un
meuble elle n’en reste pas moins
entière…
Comment les bébés font-ils
pour découvrir le monde
environnant ?
- Tout dépend de l’âge. Avant
cinq mois, les bébés ne peuvent
pas avoir d’action volontaire vers
le monde comme attraper un
objet. Toutefois, un bébé qui
semble passif dans son transat
perçoit des choses. Or, la perception
est quelque chose de très
actif. Une de nos expériences
consiste à montrer à des bébés
de 3 mois une succession de
figures géométriques à trois éléments
qu’on leur laisse regarder.
Au bout d’un certain temps on
leur présente en alternance une
figure à 4 éléments et une à 3
éléments qu’ils n’ont jamais vue.
Les bébés regardent plus longtemps
la première car ils ont
remarqué une régularité dans les
précédentes. Ces tentatives
montrent que le bébé n’est pas
passif face aux stimulations que
lui offre l’environnement.
Ces connaissances
relèvent-elles de l’inné
ou de l’acquis ?
- Mon point de vue est qu’il y a
des connaissances factuelles dès
la naissance mais que la connaissance
de règles n’apparait que
vers 2-3 mois. Si on entend par
inné ce qui est présent à la naissance,
un savoir peut être à la fois
inné et acquis puisqu’on commence
à apprendre avant la naissance.
Mais il n’y pas de
connaissance innée (au sens de
non apprise) : toute connaissance
est acquise. Il y a cependant des
capacités déjà présentes à la
naissance comme les capacités
perceptives ou les capacités
motrices qui sont plus élevées in
utero en raison de la faible musculature
des nouveau-nés qui
évoluent plus aisément en milieu
aqueux.
Comment créer un terreau
favorable à l’apprentissage
précoce ?
- Le meilleur moyen de donner
à un bébé ce dont il a besoin
c’est de faire ce que l’on a envie
de faire. Nombre de nos expériences
consistent à rechercher
les caractéristiques des stimuli
qui provoquent l’intérêt des
bébés. Il y en a essentiellement
quatre. Le mouvement est une
des premières choses qui va
interpeller le nourrisson. Tout ce
qui est structuré intéresse aussi
le bébé. Par exemple, il ne s’intéressera
pas à un mur blanc tandis
qu’un visage humain, avec sa
régularité, va attirer son attention.
Les bébés sont aussi attentifs
à ce qui est nouveau. Pas ce
qui est « trop » nouveau et qu’ils
ne sont pas en capacité d’analyser
mais du nouveau dans la
régularité, comme des grimaces
sur un visage connu, ou un
adulte qui change de vêtements.
Enfin, les nourrissons s’intéressent
à ce qui est étrange. Le
petit jeu de l’objet qui apparaît
puis disparaît les passionne. En
conséquence, sa meilleure
source de stimulation est la présence
de l’humain.
N’y a-t-il pas un risque à
sur-stimuler un nourrisson ?
- Le risque est énorme. Dans
nos recherches, nous travaillons
beaucoup sur les temps de
regard des bébés. Au-delà de ce
temps d’attention le bébé n’est
plus en capacité d’analyser ce
qu’il perçoit. Prenons l’exemple
des programmes de télévisions
dits « pour bébés ». Avant 4-5
mois, et même s’ils peuvent
appréhender la 3D, les bébés ne
comprennent pas ces images,
leur interposition, la perspective,
la texture, etc. Les images sont
diffusées trop rapidement et
sont trop « simples » pour les
bébés qui manquent d’indices
pour les analyser. Le bébé ne
voit que des mouvements de
couleur désordonnés. La sur-stimulation
crée finalement de la
passivité.